Extrait de la lettre de l’Amiral Darlan au Maréchal – 5 octobre 1942
Monsieur le Maréchal,
Au cours de l’entretien que vous avez bien voulu me faire l’honneur de m’accorder le vendredi 1er octobre, j’ai, contrairement à mes habitudes, laissé percer devant vous une très vive émotion.
C’est que, Monsieur le Maréchal, depuis longtemps je ne suis pas sans me demander parfois comment vous appréciez les services que je m’efforce de rendre à votre personne et au pays.
En entrant dans votre cabinet, j’étais fermement résolu à vous remettre une lettre vous priant de me relever de mes fonctions de commandant en chef.
Profondément touché par la chaleur de votre refus si ferme d’envisager jamais l’idée de mon départ, j’ai renoncé à vous remettre cette lettre et j’ai accepté d’étudier les modalités d’application de la décision que vous avez prise dans le différend qui m’oppose à M. le général Bridoux, ainsi que les modifications apportée à la loi n° 509 créant un commandant en chef des forces militaires.
J’ai eu devant vous, puis seul à seul, une conversation confiante avec le président Laval.
Il m’est apparu que, tout en désirant me voir conserver mes fonctions de commandant en chef placé sous vos ordres directs et ne faisant pas partie du gouvernement, le président Laval serait porté à voir réduire mes attributions non seulement dans le domaine de l’instruction et de l’emploi des forces militaires, mais aussi dans celui des Services de renseignements. Pourtant, il y a quelques semaines, après avoir obtenu votre approbation, nous avons lui et moi réorganisé les Services de renseignements d’une façon telle que, à mon avis, leur action ne saurait en rien gêner désormais le chef du gouvernement. Mieux que quiconque, vous savez, monsieur le Maréchal, qu’un commandant en chef ne saurait se passer d’un Service de renseignements et qu’un tel service ne s’improvise pas.
Je suis le premier à reconnaître que l’organisation qui a été mise sur pied le 16 avril n’est peut-être pas tout à fait logique. D’ailleurs dans aucun pays, dans aucune institution, il n’a été trouvé de solution satisfaisante au problème du commandant en chef.
Vous avez créé cette organisation sous la pression des événements à seule fin de permettre, dans les meilleures conditions, la poursuite d’une politique indispensable au salut du pays, et je crois utile de rappeler ici comment vous y avez été conduit en avril dernier, tant par la situation politique que par la situation militaire.
Par l’intermédiaire de son ambassade à Paris, le gouvernement allemand nous avait fait savoir « qu’il ne pourrait y avoir de conversation politique avec le gouvernement français du moment ».
Après le 30 mars, date de l’intervention américaine contre le retour au pouvoir de M. Laval, l’ambassade d’Allemagne qui, jusque-là, ne souhaitait que l’entrée de M. Laval dans un gouvernement dont je restais le vice-président du Conseil, insista pour que M. Laval jouît des pleins pouvoirs politiques.
L’ambassade d’Allemagne aurait désiré un ministère bicéphale, comprenant deux vice-présidents du Conseil : l’un chargé du politique et de l’économique, l’autre du militaire.
Je me refusai à adopter une pareille solution.
Un gouvernement doit avoir un chef et un seul. Et je déclarai que, puisque aucune conversation politique ne pouvait avoir lieu avec le gouvernement dont j’étais le vice-président du Conseil, et puisque M. Laval paraissait être l’homme qui pouvait reprendre une conversation dont je reconnaissais la nécessité, je n’avais qu’à me retirer purement et simplement, d’autant que j’avais, peut-être à tort, le sentiment de ne pas avoir toujours eu votre approbation en ce qui concerne la politique extérieure.
De nombreuses personnes me firent observer qu’en me retirant je risquais de créer des difficultés supplémentaires à M. Laval, dont la tâche ne s’annonçait pas facile, et que je serais accusé de « torpiller » sa combinaison ministérielle.
Le retour au pouvoir de M. Laval paraissant devoir ouvrir une ère fructueuse dans les rapports franco-allemands et permettre de sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait la politique de rapprochement indispensable à la vie de la nation, je décidai de rester à votre disposition, à condition de ne pas faire partie d’un gouvernement auquel, à mon avis, je n’aurais apporté aucune force supplémentaire ni en politique extérieure ni en politique intérieure.
Vous avez bien voulu que je demeurasse votre successeur éventuel et, le 13 avril, vous m’avez prié de faire au président Laval des propositions qui ont abouti à l’organisation actuelle.
J’estime donc être fondé à demander, pour des raisons politiques, qu’elle soit maintenue sans modifications. […]